L’art de la fortification existe depuis que l’homme a commencé à réaliser la valeur des obstacles naturels pour sa défense commune, et a évolué à mesure qu’il cherchait à invoquer ses propres méthodes pour exploiter pleinement cet avantage. La construction de barrières a rapidement évolué, passant des simples parapets de boue et des demeures au sommet des montagnes du Néolithique à la construction d’obstacles en pierre linéaires et ponctuels de l’âge du bronze, dont la capitale hittite de Hattusas est la meilleure illustration. Le monde gréco-romain a été le terrain d’essai des fortifications médiévales. Lorsque l’empereur Constantin Ier a déplacé la capitale de l’empire romain de Rome à la ville portuaire endormie de Byzance en 324 après J.-C., l’occasion d’exploiter pleinement l’état de l’art en matière de construction de fortifications s’est présentée. Les résultats de ce qui a suivi ont façonné le cours de l’histoire mondiale.
Située sur une péninsule en forme de corne à cheval sur le Bosphore et la mer de Marmara, la capitale impériale rebaptisée Constantinople dominait l’étroite voie navigable qui sépare l’Europe de l’Asie. Les complexités de cette géographie ont constitué à la fois des avantages et des défis pour la défense du site. Un littoral abrupt et accidenté et les courants rapides de la mer de Marmara protégeaient la côte sud. Au nord, la Corne d’Or, un bras de mer qui bordait la péninsule, constituait un ancrage et un port naturels. L’ancien fleuve Lycus traversait la péninsule en diagonale du nord-ouest au sud-est, formant une vallée étroite qui divisait la ville en deux zones distinctes : une chaîne de six collines longeant la Corne d’Or au nord, et une seule colline, plus grande, au sud. Une défense urbaine cohérente devait tenir compte de ces considérations. Pour l’essentiel, les nombreux dirigeants et bâtisseurs de la ville ont réussi à maîtriser le terrain. Les ruines qui entourent encore ce qui est aujourd’hui la capitale turque d’Istanbul sont les vestiges de siècles d’évolution. Inspirant l’admiration même dans la décadence, elles sont un témoignage de la gloire de l’art militaire gréco-romain.
Désespérant ses ennemis, les murs de Constantinople étaient les plus célèbres du monde médiéval, singuliers non seulement par leur échelle, mais aussi par leur construction et leur conception, qui intégraient des défenses artificielles avec des obstacles naturels. Leur composition principale était constituée de moellons morcelés, revêtus de blocs de pierre calcaire ajustée et renforcés par des couches de briques rouges superposées. Pour renforcer l’intégrité de l’ensemble du réseau, les tours et les murs ont été construits indépendamment les uns des autres. La ville entière était enfermée dans un circuit défensif de 14 miles de murs, renforcés par plus de 400 tours et bastions, et plusieurs points forts et forteresses. La construction la plus solide était orientée vers l’ouest, contre une approche par voie terrestre. C’est là, le long d’une bande de terre vallonnée de quatre miles, que se dressent les légendaires murs de Théodose, dont les profondeurs se confondent, les merlons se chevauchant comme les dents dans la gueule d’un requin de l’Olympe. Là, un ennemi devait attaquer un obstacle linéaire de quatre ceintures, chacune montant au-dessus de l’autre, avec une profondeur de quelque 200 pieds.
La principale ligne de défense était le mur intérieur, 40 pieds de hauteur et 15 pieds d’épaisseur, avec un parapet crénelé de cinq pieds de haut auquel on accédait par des rampes de pierre. Le long de son parcours, à des intervalles de 175 pieds, courent 96 tours massives, chacune étant autrefois capable de monter les plus lourds moteurs militaires de l’époque. Un deuxième mur extérieur, d’environ 10 mètres de haut, est relié au mur principal par une terrasse surélevée de 18 mètres. Le mur extérieur est également équipé de 96 bastions, chacun étant décalé par rapport aux tours du mur intérieur pour éviter de masquer leurs feux. Des passages souterrains partent de plusieurs de ces points et reviennent vers la ville – des avenues qui permettaient sans doute aux troupes de défense de se déplacer en toute sécurité vers et depuis une zone menacée. Depuis le mur extérieur s’étendait une autre terrasse de 60 pieds, se terminant par un parapet de 6 pieds de haut. Elle bordait un grand fossé, large de 60 pieds et profond de 15 à 30 pieds, alimenté par un système d’aqueduc. Pour compenser le terrain vallonné, les douves étaient divisées par un certain nombre de barrages, ce qui lui permettait de conserver une distribution uniforme de l’eau sur toute sa longueur. Les cinq portes publiques qui traversaient les douves au moyen de ponts-levis étaient étroitement encastrées dans les murs et étaient flanquées de tours et de bastions. Tout assaut lancé contre les portes extérieures était une attaque contre la force de la défense. Les ceintures étaient construites à une élévation étagée, commençant à 30 pieds pour le mur intérieur et descendant jusqu’aux douves. Ceci, ainsi que la distance entre les points forts, garantissait qu’un attaquant, une fois dans le réseau, était à portée de tous les points immédiats de la défense. Les murs de terre étaient ancrés aux deux extrémités par deux grandes forteresses. Le long de la mer de Marmara, le château des Sept Tours sécurisait l’approche sud, tandis qu’au nord, le long de la Corne d’Or, le saillant qui était le quartier du palais des Blachernae, résidence des derniers empereurs byzantins, était progressivement transformé en une forteresse massive. A ces deux points fortifiés étaient accolées les Murailles de la Mer, de construction similaire au Mur Extérieur, dont il ne reste que peu de choses aujourd’hui.
La Corne d’Or représentait un certain défi pour les ingénieurs byzantins, car les cinq miles de murailles dans cette zone étaient comparativement faibles et les eaux calmes qui s’y trouvaient pouvaient offrir un ancrage sûr à une flotte ennemie. L’empereur Léon III a fourni la solution tactique sous la forme de la célèbre chaîne de barrières. Constituée de maillons de bois géants reliés par d’immenses clous et de lourdes manilles de fer, la chaîne pouvait être déployée en cas d’urgence au moyen d’un navire qui la tirait à travers la Corne d’Or, de la tour Kentenarion, au sud, au château de Galata, sur la rive nord. Solidement ancrée aux deux extrémités, sa longueur étant gardée par les navires de guerre byzantins à l’ancre dans le port, la grande chaîne était un obstacle redoutable et un élément vital des défenses de la ville.
Si les Murs de terre glorifient le nom de Théodose Ier (408-450), l’empereur romain régnant au moment du début de leur construction, c’est à l’une des sombres figures de l’histoire, Anthemius, qu’ils doivent leur genèse. Anthemius, en tant que préfet d’Orient, fut le chef de l’État pendant six ans durant la minorité de Théodose et c’est lui qui conçut et réalisa une expansion massive et déterminante des défenses de la ville. Sa vision allait fournir un cadre durable à la citadelle que la nouvelle capitale devait devenir pour relever les défis qui l’attendaient. La pierre angulaire de ces nouvelles fortifications était un mur terrestre massif, représenté par le mur intérieur, construit en 413. Le système théodosien a été complété en 447 par l’ajout d’un mur extérieur et de douves, en réponse à une catastrophe évitée de justesse, lorsqu’un tremblement de terre dévastateur a gravement endommagé les murs et renversé 57 tours au moment même où Attila et ses armées hunniques fonçaient sur Constantinople. Au fil des siècles, de nombreux empereurs ont amélioré les fortifications de la ville. Leurs noms peuvent être vus jusqu’à ce jour gravés sur la pierre – une trentaine d’entre eux couvrant plus d’un millénaire, illustrant clairement l’importance de ces défenses pour l’empire. Si Attila s’est éloigné de Constantinople pour poursuivre des proies plus faciles, les envahisseurs ultérieurs n’ont pas été découragés aussi facilement. Perses, Avars, Sacracens, Bulgares, Russes et autres ont tenté de prendre la citadelle à leur tour. Loin de servir de moyen de dissuasion, la formidable réputation de Constantinople semble lui attirer des ennemis. En tant que capitale d’un puissant empire, et au carrefour de deux continents, Constantinople représentait pour le monde du début du Moyen Âge ce que Rome et Athènes avaient représenté à l’époque classique. Reine des villes, elle attirait les pèlerins, les commerçants et les conquérants. Aucun ne manquait. La citadelle a repoussé les armées assiégeantes 17 fois en l’espace d’un millénaire. Au fil des assauts, Constantinople devient de plus en plus le dernier bastion de la civilisation grecque. Derrière son rempart à l’est, l’Europe chrétienne s’est également abritée.
L’heure de gloire de Constantinople est sans aucun doute survenue lorsqu’elle a repoussé une série d’attaques arabes déterminées pendant la période initiale de l’expansion islamique. En 632, les armées musulmanes jaillissent des confins désertiques du Hejaz et pénètrent dans le Levant. Profitant d’un vide de pouvoir dans la région, les Arabes ont réalisé des avancées stupéfiantes. Les empires byzantin et perse sassanide, presque prostrés par 25 ans de guerre mutuelle (des combats qui ont coûté aux seuls Grecs quelque 200 000 hommes, une énorme perte de main-d’œuvre à l’époque), n’ont pas été en mesure de retenir la marée. En un peu plus d’une décennie, les Byzantins sont chassés de Syrie, de Palestine, de Mésopotamie et d’Égypte. La situation des Perses est pire. Les armées arabes envahissent les hauts plateaux persans et détruisent le royaume sassanide. En 661, l’étendard du prophète Mahomet s’étendait de Tripoli à l’Inde.
À deux reprises, de 674 à 677, puis en 717-18, les armées arabes assiégèrent Constantinople par terre et par mer. Une organisation militaire supérieure, le leadership de Léon III (l’Isaurien) et l’intervention opportune de l’une des armes les plus décisives de l’histoire, une forme médiévale de napalm surnommée « feu grégeois », ont permis aux Byzantins de résister à la tempête. Le coût pour les deux parties a été élevé. Byzance a perdu la majeure partie de son territoire au sud des monts Taurus et une grande partie du reste de l’empire a été dévastée. Les Arabes perdent des milliers d’hommes lors d’attaques futiles contre les défenses de Constantinople, ainsi que lors d’une série de défaites désastreuses sur terre et sur mer. Beaucoup d’autres périrent de maladie et de froid dans des campements sinistres devant les remparts. Sur les 200 000 musulmans qui assiégèrent Constantinople en 717, seuls 30 000 repassèrent en Syrie l’année suivante.
On ne saurait trop insister sur l’impact de la défense réussie de Constantinople à cette époque. Non seulement elle a sauvé l’Empire byzantin du même sort que la Perse sassanide, mais elle a épargné une Europe fracturée et chaotique de l’invasion musulmane pendant huit autres siècles. On ne peut que s’interroger sur les conséquences pour l’Europe et la chrétienté si les armées musulmanes avaient marché sans contrôle sur la Thrace à la fin du VIIe ou au début du VIIIe siècle. Ce qui est certain, c’est que la marée musulmane, brisée à son approche la plus courte, a été canalisée vers l’Europe par un autre axe, beaucoup plus long : l’Afrique du Nord. Traversant le détroit de Gibraltar, une armée musulmane de 50 000 hommes traverse l’Espagne, franchit les Pyrénées et pénètre dans le cœur de la France avant d’être finalement vaincue par Charles Martel à Tours en 732. Son expansion enrayée, le monde musulman se consacre aux conflits internes qui divisent le califat, offrant à l’Europe médiévale une période de croissance et de consolidation dont elle a bien besoin. En fin de compte, le même esprit d’ingéniosité qui a permis de créer les fortifications de Constantinople s’est avéré être leur perte. Les faiblesses des défenses devaient être évidentes, puisqu’une série d’attaquants, à commencer par les Avars, avaient tenté de les exploiter. Il est intéressant de noter que les problèmes les plus importants se situaient le long du point le plus fort – les murailles de terre. À un point situé juste au sud du quartier des Blachernae, une section appelée Mesoteichion, les murs s’enfoncent brusquement dans la vallée du Lycus, exposant cette zone à des tirs d’enfilade provenant de terrains plus élevés du côté ennemi. Apparemment, le tracé des murs s’explique davantage par la nécessité d’accueillir une population croissante que par le respect des lignes naturelles du terrain. La région du palais des Blachernae, un saillant négligé des remparts d’origine, constitue un autre problème, bien plus déroutant. Les fortifications qui s’y trouvaient, bien que souvent améliorées, n’étaient jamais égales à celles des autres régions. Enfin, la construction des murailles de la mer en tant que circuit à un seul mur reflétait la dépendance à l’égard des obstacles naturels et de la marine. Tant que la flotte byzantine commandait les goulets de l’Hellespont et du Bosphore, une attaque de ce côté n’était pas à craindre. La situation changea cependant radicalement après 1071, année où les Seldjoukides de Rum infligèrent une défaite décisive aux Grecs à Manzikert. Au fur et à mesure du déclin de l’empire, les empereurs byzantins ne pouvaient plus maintenir une marine efficace et devaient progressivement compter sur la protection de puissances maritimes amies. Alors que la marine byzantine dépérissait, Constantinople se retrouvait exposée à un assaut venu de la mer.
Le défi ne s’est pas fait attendre. Les premières croisades étaient un mariage de convenance pour une chrétienté divisée entre les églises rivales orientale (orthodoxe) et occidentale (catholique). Au cours de la quatrième croisade, cette inimitié se transforme en guerre ouverte lorsque les Latins cherchent à exploiter l’une des nombreuses querelles dynastiques de Byzance. En route vers la Palestine, les chefs de la croisade, à court d’argent et jamais opposés à un peu de profit, acceptèrent l’offre d’Alexis, le fils de l’empereur déchu et emprisonné Isaac II, de restaurer leur trône. En échange du renversement de l’usurpateur, Alexius promet 200 000 marks, de généreuses concessions commerciales et des troupes pour la campagne à venir. L’accord est conclu et le 17 juillet 1203, les croisés attaquent Constantinople par terre et par mer. Cette nuit-là, l’usurpateur Alexius III s’enfuit et le lendemain, Isaac est couronné avec son fils comme co-empereur Alexius IV. Leur restauration sera de courte durée. En janvier 1204, des nobles byzantins mécontents renversent les dirigeants fantoches et portent sur le trône le gendre d’Alexius III, Alexius Ducas Mourtzouphlos, sous le nom d’Alexius V. N’ayant aucun espoir d’obtenir la coopération byzantine pour la campagne en Terre Sainte de la part du nouvel empereur provocateur et voyant peu de chances de succès sans elle, les croisés décident une fois de plus de prendre Constantinople. Les Latins, disposant d’un avantage naval décisif grâce au soutien financier et à la puissante flotte mis à leur disposition par Venise, décident de faire un effort majeur sur les Murs de la mer. Afin de disposer d’une plate-forme d’assaut, ils érigent sur leurs navires des tours de siège auxquelles sont fixés de longs espars formant une sorte de pont suspendu. Lorsqu’un navire s’approchait du mur ou de la tour à attaquer, le pont s’abaissait et les chevaliers le traversaient en se faufilant. La tâche de mener un tel assaut devait être intimidante. Un chevalier, s’efforçant de trouver l’équilibre en descendant une étroite plate-forme au-dessus d’un navire à l’ancre, puis en se soulevant par-dessus le parapet, tout en évitant les flèches, les coupes et les poussées des défenseurs, était à la merci des circonstances. Lorsque leur première tentative échoue, les Latins lancent un deuxième assaut avec deux navires attachés ensemble. Cela offrait une plate-forme plus stable et la possibilité d’attaquer une tour en deux points. Un témoin, Robert de Clari, décrit comment les attaquants ont pris pied : Le Vénitien qui est entré le premier dans la tour était sur l’un de ces ponts suspendus avec deux chevaliers, et de là, à l’aide de ses mains et de ses pieds, il a pu pénétrer au niveau où le pont donnait accès. C’est là qu’il fut abattu ; c’est là qu’Andr d’Urboise pénétra de la même manière lorsque le navire, ballotté par le courant, toucha la tour une seconde fois.’
Une fois que les croisés ont fait la pénétration critique des défenses, un autre témoin, Henri de Villehardouin, décrit comment ils ont exploité leur succès : « Quand les chevaliers qui sont dans les transports voient cela, ils débarquent, dressent leurs échelles contre le mur, et montent au sommet du mur par la force principale, et prennent ainsi quatre des tours. Et tous commencent à sauter des vaisseaux, des transports et des galères, en désordre, chacun du mieux qu’il peut ; et ils enfoncent quelque trois des portes et entrent ; et ils tirent les chevaux des transports ; et les chevaliers montent et vont droit aux quartiers de l’empereur Mourtzouphlos.’
La plupart des historiens considèrent la conquête de Constantinople par les Latins le 13 avril 1204 comme la fin pratique de l’Empire byzantin, qui s’est désintégré en un certain nombre de fiefs et de royaumes féodaux sous l’empereur latin élu Baudouin Ier jusqu’à sa défaite et sa capture par l’armée bulgare du tsar Kaloyan près d’Adrianople le 14 avril 1205, puis son exécution par ses ravisseurs. Bien que les Grecs, qui avaient établi un royaume rival de l’autre côté du Bosphore, à Nicée, soient revenus réclamer leur capitale en 1261, ils l’ont retrouvée pillée et la majeure partie de leur territoire perdue à jamais. La quatrième croisade, qui ne s’est jamais approchée de la Terre sainte, avait brisé la citadelle de la chrétienté à l’est.
Bien que la traîtrise et l’ingéniosité aient pu venir à bout des plus solides fortifications médiévales, c’est le canon qui allait les rendre obsolètes. La guerre de Cent Ans a vu l’émergence de cette arme comme instrument décisif de la guerre sur terre. Les Turcs ottomans, qui sont apparus à la fin du 14e siècle comme le prochain grand défi à Byzance, étaient à l’avant-garde de cette technologie précoce. En 1451, Mehmet II, âgé de 19 ans, monte sur le trône turc avec le désir ardent de réussir là où son père, Mourad II, avait échoué 29 ans plus tôt, à savoir prendre Constantinople et en faire la capitale de son empire. À cette époque, l’Empire ottoman avait absorbé la majeure partie du territoire de Byzance et englouti sa capitale, tandis qu’il s’étendait de l’Asie mineure aux Balkans. Dans sa quête, Mehmet ne se limitera pas aux méthodes traditionnelles d’art du siège, car les armées du sultan avaient à cette époque acquis un grand nombre de canons. En combinant cette technologie avec une énergie et une vision supérieures, Mehmet irait plus loin que d’autres dans l’exploration de solutions tactiques à l’obstacle formidable que représentaient encore les défenses de Constantinople.
Les rapports circulant dans les cours d’Europe durant l’hiver 1452-53 parlaient de préparations turques sans précédent pour un assaut sur la ville. En fait, l’armée turque qui se présente devant Constantinople le 6 avril 1453 n’est singulière qu’à un seul égard. Avec ses 80 000 soldats – dont 15 000 membres du corps d’élite des Janissaires du sultan -, ses mineurs serbes, ses divers engins de siège et sa flotte de 300 à 400 navires, elle constituait une force redoutable, même si elle n’était pas la première que la ville ait vue. C’est l’artillerie, cependant, qui en faisait une menace puissante, en particulier une nouvelle génération d’artillerie de siège massive développée par un fondateur de canon hongrois nommé Urban.
Abandonnant les maigres salaires et ressources des Byzantins, Urban trouva un sponsor enthousiaste en Mehmet, qui le mit au travail en fondant des canons de gros calibre pour percer les murs de la ville. Le Hongrois s’est attelé à la tâche avec le même enthousiasme, promettant au sultan que « la pierre déchargée par mon canon réduirait en poussière non seulement ces murs, mais aussi les murs de Babylone ». Le canon qui en résulte est titanesque, et il faut 60 bœufs et 200 soldats pour le transporter à travers la Thrace depuis la fonderie d’Adrianople. D’une longueur de 27 pieds et d’un diamètre de 2,5 pieds, la grande arme pouvait projeter un boulet de 1 200 livres sur plus d’un kilomètre. Lorsqu’elle est testée, un chroniqueur turc écrit qu’un avertissement est envoyé dans le camp ottoman afin que les femmes enceintes n’avortent pas au moment du choc. Ses explosions, dit-il, « faisaient trembler les murs de la ville et le sol à l’intérieur ». La taille du canon, cependant, était aussi son handicap. Avec un équipage de 500 personnes, il fallait deux heures pour le charger et il ne pouvait tirer que huit coups par jour. Heureusement pour les Turcs, Mehmet disposait de nombreuses pièces plus pratiques et plus éprouvées-2 gros canons et 18 batteries de 130 armes de plus petit calibre.
Contre les engins de siège traditionnels et complétés par des forces terrestres et maritimes adéquates, les murs de Constantinople s’étaient avérés imprenables pendant des siècles, mais les temps avaient changé. Démunie et dépeuplée, la ville ne s’était jamais remise de son sac par les Latins en 1204. Malgré les efforts de l’empereur Constantin XI pour rallier des volontaires, peu répondent à l’appel. Pour aggraver les choses, la détermination des défenseurs est sapée par les profondes divisions causées par la décision de l’empereur de réunifier l’Église orthodoxe et l’Église catholique dans une tentative désespérée d’inciter le pape à l’aider contre les Turcs. L’empire est au bout de ses ressources, ses défenses étant principalement confiées à des mercenaires italiens. Les Grecs ne commandaient que deux des neuf secteurs de la défense. La poudre à canon se fait rare et les murs sont tombés en ruine ; les surveillants ont détourné les fonds destinés à leur entretien. La flotte, longtemps le bras critique de l’Empire, ne comptait plus que trois galères vénitiennes et 20 galères.
Les 4 973 soldats et volontaires grecs, et les 2 000 étrangers venus les aider, devaient défendre 14 miles de fortifications. Avec 500 hommes affectés à la défense des murailles de la mer, il ne restait plus qu’un homme tous les quatre pieds sur les seules murailles terrestres extérieures. Comme une grande partie de la garnison s’occupait des machines, des tours, des bastions et d’autres points, la répartition des soldats le long des murs était sans aucun doute beaucoup plus fine. Les exigences imposées à chaque homme se sont accrues précipitamment au fur et à mesure que la bataille progressait, que les pertes, les maladies et les désertions réduisaient leur nombre et que des brèches importantes apparaissaient dans les murs. Le fait qu’une force aussi réduite ait réussi à défendre l’une des plus grandes villes du monde médiéval pendant sept semaines est un témoignage remarquable à la fois des fortifications et des hommes qui les défendaient.
Pendant des semaines, les canons turcs frappent sans relâche les remparts de la Terre, selon les mots du témoin Nicol Barbaro, » tirant leur canon encore et encore, avec tant d’autres canons et des flèches sans nombre… que l’air semblait se fendre « . Les hauts murs de maçonnerie constituaient une cible facile pour les canons ennemis à longue portée, mais ils ne pouvaient pas résister longtemps au recul des canons byzantins montés sur eux. Bien que le canon monstre d’Urban ait explosé à son quatrième tir, tuant son constructeur et une grande partie de l’équipage, les Turcs ont découvert une technique plus efficace pour employer leur artillerie. Suivant les conseils d’un envoyé hongrois, les artilleurs turcs concentrent leurs tirs sur des points du mur selon un schéma triangulaire – deux tirs, un à la base de chaque section de 30 pieds, puis un tir basculant au centre supérieur. De cette façon, les Turcs ouvrent progressivement des brèches dans les murs extérieurs, exposant le mur intérieur, qui commence lui aussi à s’effondrer. Les défenseurs ont repoussé les tentatives turques d’assaut des défenses intérieures le jour, et se sont glissés en avant chaque nuit pour combler les trous qui s’élargissaient avec des gravats et des palissades.
Si l’issue finale du siège de Constantinople a toujours été douteuse, la résolution par Mehmet du problème de la chaîne de barrières l’a rendue inévitable. Incapable de forcer un passage à travers la chaîne et les navires de guerre chrétiens, le sultan a décidé de la contourner en tirant ses navires par voie terrestre, derrière Galata et dans la Corne d’Or. Pour ses ingénieurs, qui avaient transporté les canons d’Urban à travers la Thrace, cela ne posait pas de problème. À l’aide de guindeaux graissés et d’attelages de buffles, les premiers navires font le voyage dans la nuit du 22 avril. Le lendemain matin, les défenseurs se réveillent et découvrent une escadrille de navires turcs dans la Corne, alors qu’ils doivent encore défendre cinq miles de digues. Avant que les Grecs et leurs alliés ne puissent contrer efficacement cette nouvelle menace, Mehmet fait sceller la Corne à l’ouest, devant ses navires, en construisant un pont flottant composé de barils de pétrole et de planches géantes. Les navires chrétiens étaient désormais enfermés dans la Corne entre deux bras de la flotte musulmane. Le coup de grâce est donné le 29 mai 1453. Les Turcs attaquent trois heures avant l’aube, concentrant leurs efforts sur le Mesoteichion et la moitié ouest des murailles de la mer le long de la Corne. Après sept semaines de résistance héroïque, les défenseurs ont atteint les limites de l’endurance. En tout cas, leur nombre n’est plus suffisant pour défendre les Murs de Terre, dont certaines sections sont réduites en ruines. Une large brèche est ouverte dans les murs de la vallée du Lycus et les Turcs poussent l’attaque. Barbaro décrit les derniers instants : Une heure avant le lever du jour, le Sultan fait tirer son grand canon, et le coup atterrit dans les réparations que nous avions faites et les fait tomber à terre. On ne voyait rien à part la fumée du canon, et les Turcs, sous le couvert de la fumée, et environ 300 d’entre eux, sont entrés dans les barbacanes ». Alors que les défenseurs repoussent cette attaque, la suivante réussit à pénétrer dans le mur intérieur. Alors que les soldats turcs apparaissent à l’arrière de la garnison, la défense s’effondre rapidement. La nouvelle se répand que les défenses ont été percées et la panique s’installe. Ceux qui n’ont pas pris la fuite sont submergés à leurs postes. Constantin est mort en héros, terrassé dans la mêlée finale près de la grande brèche. Quelques-uns parviennent à s’échapper à bord des navires chrétiens ; la plupart des autres, dont 90 % de la population, sont vendus comme esclaves. Après près de 1 000 ans, l’Empire romain d’Orient cessa d’exister.
Constantinople renaît sous le nom d’Istanbul, et en tant que capitale de l’Empire ottoman, sa fortune s’inverse. Nombre de ses splendeurs, anciennes et nouvelles, attirent toujours l’attention, bien que les vestiges brisés et envahis par la végétation de ses anciennes défenses suscitent peu d’intérêt. Il est pertinent aujourd’hui, alors que les historiens se penchent sur l’histoire tragique des Balkans, de reconnaître les conséquences pour l’Occident et les implications pour le monde si Constantinople n’avait pas joué le rôle de citadelle aux portes de l’Europe, qui, pendant des siècles critiques, a tenu l’Orient à distance pendant la longue nuit de l’âge des ténèbres.
Cet article a été écrit par le lieutenant-colonel de l’armée américaine Comer Plummer III, un officier de la zone étrangère du Moyen-Orient, diplômé en histoire et en relations internationales, écrit depuis Springfield, Va. Pour de plus amples informations, il recommande vivement l’ouvrage de Byron Tsangadas, The Fortifications and Defense of Constantinople (Les fortifications et la défense de Constantinople), en notant : « Pour un examen érudit des défenses de la ville, il est inégalé. Il contient également un excellent compte-rendu de la défense de Constantinople aux septième et huitième siècles.’
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